J'ai aimé particulièrement écrire cette nouvelle "chorale". Avec son fil rouge et son monument central, je me suis amusée aux portraits des habitants de cette place. Comment écrire les voix distinctes de chacun. Comment nos petites vies individualistes se croisent et tissent des liens fragiles et parfois imperceptibles.

Autour de la place (extrait)

 

Autour de la place, chaque maison, chaque habitant tourne son regard sur le monument aux morts. Ce jour là, chacun vaque à ses occupations, mais leur esprit est préoccupé par la construction du crématorium dans leur petite ville.

 

Où tu étais ?

 

J’ai été dire à Armand de pousser sa caisse pour que je puisse aller bosser. C’est moi qui t'ai mis

dans cet état ? T’as pioncé toute la matinée...

 

Il la regarde. C’est une noisette. Elle ressemble à une noisette.

Jean s'étire. Il flemmarde. C’est le seul jour où il peut se le permettre.

 

Il fait quel temps ?

 

Il a plu. Et pas qu’un peu ! Là ça à l’air de vouloir s'arrêter. À mon avis, y’aura pas beaucoup de

monde au resto ce midi.

 

Il baille, s’étire de nouveau. Il sait le bien que cela fait de prendre le temps de se dénouer.

À ce soir mon Jeannot . Elle se penche. Embrasse son biceps ou son tatouage ou les deux. Il a le

temps de lui enserrer la tête de ses deux longues mains et de presser ses lèvres pleines sur les

siennes.

 

Merde t’es con mon rouge à lèvres !

 

Elle se redresse et prend le temps du petit raccord indispensable.

Un dernier signe de la main. Elle part.

Il regarde le plafond. Aimerait de la musique. Cherche la télécommande. The XX pour commencer.

L’intro. Pour réfléchir c’est bien.

Ils ont fait l’amour cette nuit. C'était pas mal. Dans le noir total c’est toujours mieux. Elle lui dit des

fois qu’elle en a marre de sa phobie.

Il faudrait qu’elle se paye une journée au cabinet pour comprendre.

C’est comme si elle, elle devait rentrer du resto et faire à manger, et servir encore et encore.

Lui, il se tape du malaxage de peaux toute la journée. Des vieilles peaux fripées, des granuleuses,

des dures à cuire, des grasses, des bourrelets.

Il se sent comme un boulanger qui pétrit sa pâte. Il devrait les saupoudrer de farine des fois.

Toujours il garde l’esprit professionnel. Derrière les peaux, même les plus lisses, même les plus

douces : des tendons, des muscles, des os.

Des corps déboîtés, des corps tendus comme des arcs, des tissus froissés, des tendons emmêlés en

sacs de noeuds.

Alors on dit bien, le cordonnier mal chaussé….Elle avait dit à ses copines qu’elle s'était trouvé un

kiné. Ouah ! Trop d’la chance, les massages ! Elle a vite déchanté.. Jean, il ne fait pas dans la

caresse. Les préliminaires sont rapides, on passe au mouillé et au juteux assez vite. Un jour il a

invité un copain de Fac à dîner. Il était devenu Gynéco. Elle l’a regardé de travers toute la soirée.

 

Tu crois qu’il y arrive, lui ?

 

Merde ! Il se lève et appuie sur le bouton de la cafetière.

Il fait quelques exercices d’étirement sur le tapis du salon.

Ses muscles s’allongent vers le haut. Sa main touche ses orteils. Les muscles de son dos se délient.

Il frotte du plat de la main ses cervicales. Les yeux fermés.

Les muscles du fessier se contractent lorsque la sonnette retentit.

Jean enfile un peignoir et se coiffe d’une main avant d’ouvrir. C’est Véra, la voisine d’en face.

 

Oui ?

 

C’est pour signer la pétition.

 

Elle le regarde fort comme pour imprimer ses traits. Il est gêné. Il se sent nu sous son peignoir.

 

Quelle pétition ?

 

Pour l’ouverture du crématorium.

 

Elle déglutit. Vite le stylo.

 

Elle est passée près de la maison. Elle l’a vu faire ses exercices par le côté de la fenêtre où le rideau

était mal tiré.

 

Ah oui, le crématorium ! C’est toujours pas fini cette histoire ?

 

Il signe. Il a des ongles bien coupés et propres. De longues mains qui doivent savoir caresser...