Une cicatrice

 

Jeanne a le regard qui ne porte pas loin : juste à ses pieds, au bord de la Borges.

De son cabas en plastique elle sort des morceaux de pain mou qu’elle déchiquette avec ses doigts. Les cygnes arrivent, traversent les quelques mètres à une vitesse vertigineuse, glissant sur l’eau en battant leurs grandes ailes blanches. En un saut, ils sont sur la berge et prennent avidement le morceau tendu.

 

Ensuite, il arrive. On voit sa tête émerger de l’eau, museau en avant.

 

C’’est un Myocastoridae, il a le corps d’un castor et la queue d’un rat. La femelle allaite ses petits, elle les allaite sur ses flancs. Les mamelles de la femelle ragondin sont sur son flanc et non sous son ventre. Elles mettent bas deux fois par an, comme les canards, une fois à l’automne, une fois au printemps.

 

Elle se redit ça, dans sa tête, ça fait comme une musique. Elle le regarde avec un petit sourire.

 

Ça fait deux mois qu’elle ne peut plus lire. Elle allait à la bibliothèque, mais sa vue a changé, énormément. Elle n’arrive plus à lire les lettres, ça lui donne mal à la tête. Elle n’arrive pas à se concentrer plus de dix minutes. Mais non, elle ne peut pas se payer une paire de lunettes, c’est pas possible…Elle ne vit pas, ne mange pas correctement, c’est pas possible, elle ne peut pas acheter de viande ou de légumes, c’est trop cher. Elle a faim toute la journée.

 

Elle se frotte les yeux, là en dessous de la cicatrice, large et profonde au-dessus de son œil gauche.

 

Elle dit qu’elle mange…des choses. Elle mange beaucoup de conserves, beaucoup de patates bouillies, et tout le reste…elle ne dit pas tout ce qu’elle mange.

 

Le ragondin s’approche, se dresse sur ses deux pattes de derrière et de ses deux pattes de devant demande comme dans une prière un petit morceau à Jeanne.

 

La Borges coule sous le pont où roulent camions et voitures en continu. On voit quelques piétons aussi.

 

Elle n’a droit à rien ou tellement peu de choses. De quoi survivre, pas plus. Depuis son divorce, c’est comme ça. Elle ne regrette pas, non. Elle peut dire qu’elle est passée de l’enfer au purgatoire.

Avec le peu qu’elle a, elle se sent exclue de tout. Elle ne fait plus partie de ce monde qui bouge, de ces voitures qui avancent, de ces gens qui partent tous les matins, qui se dépêchent de rentrer le soir, qui vont faire leurs courses en vitesse, qui choisissent ce qu’ils veulent dans les rayons, ce qu’ils veulent manger.

Les plaisirs, ils les choisissent aussi. Elle est exclue de tout ça.

 

Jeanne se dirige lentement vers l’arbre où elle a laissé le deuxième sac de pain. Elle l’a accroché à une branche. Elle tend les bras en hauteur pour le décrocher tout doucement afin de n’abîmer aucune des feuilles de la branche. Cela prend du temps, mais Jeanne en a.

 

Elle remonte dans le village.

Après son départ, les feuilles en frémissent encore.[i]

 

&

 

Jeanne se regarde dans la glace. La cicatrice, profonde, s’enfonce dans son sourcil gauche. Grâce à ses vieilles lunettes, elle en cache une bonne partie. Mais ce matin la branche s’est cassée et les lunettes ne cachent plus rien. Ses lunettes sont de guingois sur son nez, elle hausse les épaules, les enlève, elle voit flou, mais tant pis, mieux vaut ne plus rien voir du tout après tout. Elle ne verra plus cette cicatrice qui lui rappelle lorsque le couteau a dérapé sur son sourcil, la douleur effroyable, tout ce sang, elle avait cru avoir perdu son œil.

Au moins, la vue du sang avait refroidi son mari de sa folie passagère. Il avait pris un torchon de la cuisine, lui avait pressé l’arcade en lui disant qu’il l’aimait tant, et voilà ce qu’elle lui faisait faire quand elle n’obéissait pas. Il tremblait.

De rage ? De peur ? Elle ne savait plus.

Ils avaient bien dû aller à l’hôpital. Il avait raconté des sornettes aux urgences. Comme elle s’était évanouie pendant qu’on lui faisait les points de suture, ils l’avaient gardé la nuit, lui avaient passé un scanner. C’était trop long, il était reparti se coucher. Dans un souffle, elle avait dit : vous savez, c’est lui, c’est lui qui m’a fait ça. Et puis, elle l’a répété, répété encore, comme pour s’en persuader.

 

Le lendemain matin, l’assistante sociale de l’hôpital était venue près d’elle. Elle ne disait plus rien, des larmes roulaient sur ses joues. L’assistante sociale avait tenté de la rassurer. Elle ne pouvait rien faire si elle ne portait pas plainte, si elle disait oui, elle pouvait aller chercher quelqu’un de la gendarmerie…

 

-Vous savez, il faut profiter qu’il y ait des traces...

 

Elle regarde ce visage mis à nu dans le reflet du miroir. Ce soir, elle est invitée à la séance de cinéma du village. Elle épile ses sourcils. Se farde les paupières. Sa cicatrice devient presque belle, comme un accent circonflexe.

 

 



[i]  Cette partie de texte a été inspirée par la vision du documentaire « Se battre » de Jean-Pierre Duret : https://www.youtube.com/watch?v=rQQuHUmjP_I&t=1573s