LE CRABE
Savez-vous que le crabe marche droit si on le place dans un couloir étroit ? Mais dès qu’il le peut, le naturel prends le dessus.
Toute la journée j’ai tenu debout.
On a échangé des bises, des poignées de mains, des regards, des mots.
On a parlé de ce qu’il y avait à faire, des projets.
On a pris date pour de nouvelles réunions avec un ordre du jour serré.
Je suis rentrée fourbue, j’ai préparé le dîner, ensuite ils sont tous sortis les uns après les autres.
Je suis restée seule et j’ai bu.
Je sais qu’j’ai bu et j’ai pas honte d’avoir bu, j’l’ai fait exprès.
Parc’que j’suis qu’une minable, qu’une malade, j’ai envie d’leur crever les yeux.
J’suis en colère et je sais que je n’suis pas juste.
Mais à qui j’peux le dire ? A qui j’peux dire ce qui bout en moi ?
Comment faire pour que j’explose pas ?!
Je bois pac’que j’suis quelqu’un d’bien, quelqu’un d’merveilleux, j’brille comme une étoile,
mais j’suis aussi rien du tout, rien du tout, un grain de poussière. Je me sens pressée comme un citron, sous presse comme une feuille sèche. J’ai peur. Peur d’hurler un jour et qu’ils me rejettent.
Je vais me coucher avant qu’ils ne rentrent.
Allez, on n’en parle plus, demain ça ira mieux.
J’vais serrer les dents une nouvelle fois, je vais me taire. Je vais faire semblant.
&
Savez-vous que les mâles crabes ont de plus grosses pinces et que les femelles ont un plus gros abdomen ?
Elles reviennent du Calypso. Lui et elle sont tordues parce qu’elles ont vu du muscle, de la chair, de la sueur et lui plus qu’elle car, sur ses talons hauts, il vacille dans les escaliers. Le lendemain, il descend en vitesse prendre la pilule, celle qu’elles appellent du lendemain. Il ne serait pas malin de tomber enceint avant qu’elle ne parte en Afgha. Il a mal aux seins, elle a encore serré trop fort, elle ne mesure pas sa force, cette satanée femelle. Il rit. Il se sent bien.
&
« Maintes fois, nous avons vu aux mamelles une tumeur exactement semblable à un crabe. En effet, de même que chez cet animal il existe des pattes des deux côtés du corps, de même, dans cette affection, les veines étendues sur cette tumeur contre nature présentent une forme semblable à celle d’un crabe (Dans « De la méthode thérapeutique à Glaucon).
Au début ça nous gêne
on ne sait pas trop quoi en faire
on dissimule sous du ample
on ne laisse rien pointer
on a presque honte.
Certaines exhibent
plaquent
moulent
le peu qu’il y a.
On sent bien les regards ensuite
on sous-entend un intérêt…
et puis à un moment ça frotte
il y a un lien entre l’émotion du ventre et le fourmillement naissant.
//
Qu’enserre ce qui semble ne servir à rien ?
Dans les caresses du plaisir qu’on se donne.
Dans les caresses du plaisir qu’il me donne :
bouche
doigts
peau
langue
souffle
froid et chaud
sur ma peau
//
Quand sert ce qui me semble si inutile ?
Leurs petites mains enserrent, malaxent la peau fragile.
Leurs bouches happent et aspirent, leurs yeux se ferment.
Ils sont goulus
obtus
têtus
Ils s’endorment repus
on les décroche doucement.
Maintenant qu’ils ne servent plus à rien
après qu’ils aient tant donné,
cancer t-il de mes seins ?
&
Les crustacés étaient placés devant deux abris. Dans le premier, ils recevaient de petites décharges électriques tandis que dans le second ils étaient laissés tranquilles. Après avoir été électrocutés à plusieurs reprises, les crabes choisissaient de rester dans le deuxième abri.
Il m’a dit : viens, on va rentrer par la voie de chemin de fer.
Il me soutenait, sous le bras, une main glissée dans mon dos. Ma jambe arquée, trainait derrière moi. Je ne sentais plus mon œil, je n’avais plus aucune perspective. C’était flou, mais je prenais tout de même la mesure de la situation. Nous étions dans la ville où je suis né, une ville qu’il me semblait connaître par cœur, ce matin. Je ne reconnaissais rien, car j’étais dans l’envers du décor. Plus de rues proprettes, plus de petites maisons alignées, ma jambe traînant dans la caillasse, nos corps longeant des murs taggués, nos respirations haletantes. Ce soir mon univers avait basculé, moi la pédale, moi la chochotte, moi le pédé, j’avais foncé dans le tas, j’avais mis mes doigts dans ses yeux pour lui crever, je lui avais sûrement fait mal, mais surtout, malgré les coups rendus, mon corps tombé, je n’avais plus de poids à l’intérieur, les années de plomb, les années à me terrer pour ne pas qu’ils me trouvent, qu’ils ne me plient pas…
Ce soir, je marche à coté de ce grand black qui a eu pitié, qui me traîne le long de ma ville, de l’autre côté des beaux quartiers. Ce soir j’ai décidé que je serai.
Il me dit en me serrant le bras : t’as quand même des sacrées couilles, mec.
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